Le pont enjambe la rivière, comme une frontière vers d’autres vallées, d’autres contrées. La distance s’installe, la maison et le hameau s’éloignent. Le long de la berge, la terre épouse l’eau, déploie une étroite écharpe de prairie piquetée de pâquerettes. Surprise dans ses ablutions du matin, l’herbe scintillante de rosée s’ébroue sur les chaussures de Louis.

Très vite, le sentier se partage entre la rive sage et un petit escalier de racines et de pierres. Louis délaisse la rivière qui déroule tranquillement ses eaux. Il s’engage dans la montée, tempes battantes comme le cœur, le souffle calé sur la cadence de ses pas. Au sommet se dresse un gros chêne creux au tronc étrangement vide, en majesté dans son costume d’écorce. Encore quelques mètres et l’arbre lui laisse voir l’immensité des verts et des espaces qu’il s’apprête à parcourir à pied. Il est sur la petite crête, en équilibre entre deux vallons. Le village a disparu.

 

Louis ne s’est pas retourné. Sa résolution est irrévocable. Il a décidé, c’est ainsi. Il a pesé et mûri son choix. En silence. En secret. Il a préparé son départ depuis des mois. Il savait que le moment viendrait, il voulait tout laisser en ordre.

Il a commencé à l’automne, rangé ce qui devait l’être. Trié et choisi ce qu’il fallait garder. Peu de choses, en fait. Un nettoyage par le vide des trésors et des reliques amassés au fil des ans. Il a procédé à un déménagement clandestin, a entassé dans la remorque les objets qu’il estimait inutile de laisser derrière lui, s’est séparé de quelques meubles lourds d’une histoire dont il ne veut embarrasser personne. Car Louis ne veut encombrer personne.

 

L’hiver a été consacré à un rangement plus difficile. Une sorte de toilette personnelle pour préparer l’après, pour quand il ne sera plus là. Lorsqu’il avait vidé la maison familiale, après le décès de sa mère, il avait éprouvé la dérangeante impression de pénétrer dans son intimité. Gêné de cette intrusion forcée, obligé d’ouvrir les tiroirs et les armoires, il avait alors pensé qu’il aimerait épargner à ses enfants ce sentiment poignant de s’immiscer, seuls, dans l’histoire privée de leurs parents.

La cheminée a avalé dans son brasier des lettres, des cartes postales, des carnets et des papiers, des factures ou des bulletins de santé conservés pour on ne sait quelle raison, tous ces témoins fidèles et discrets d’une chronologie entière d’années englouties dans le passé. Fauvette, couchée auprès de son maître dans la chaleur de la pièce, levait parfois la tête vers lui, comme étonnée par son étrange occupation. Puis elle reposait la gueule entre les pattes, se rendormait dans un soupir.

 

Pour les photos, Louis a pris le temps. Il sentait l’importante responsabilité de ce choix exigeant. Troublant. Beaucoup d’hésitations. Pour se résoudre, enfin. Dans les flammes, il a vu disparaître et se tordre en un rictus d’adieu des visages aimés. Visages de ceux qui ont partagé sa vie, ceux qui l’ont précédé, ceux qui poursuivront la route après lui. Il a élagué les albums, décidé d’un superflu pour ne conserver que l’essentiel. Quelques moments de joie, quelques étapes marquées par un jour de fête, ponctuées par les sourires des enfants qui grandissent. Une douzaine de clichés tout au plus. Et un portrait d’Anna.

 

Louis se sent comme une fourmi. Une petite fourmi à la surface du globe. Il a passé son existence à s’agiter, brave petit Louis, à agir comme il a cru qu’il convenait d’agir. Il a construit et maintenu jour après jour un métier, une famille, un toit pour les siens, une respectabilité. Il a avancé sur les flots tantôt tranquilles tantôt tumultueux de l’existence. Il a dansé comme ses compagnons de fortune le ballet magnifique de la vie. Ce doit être drôle, vu d’en haut. Tout un peuple qui frétille et se croise – bonjour bonsoir – repart, s’arrête, s’interrompt un instant pour courir de plus belle.

Louis s’est retiré de la course depuis longtemps déjà. Et puis la mort est venue, il y a quelques mois, un an à peine, lui prendre celle avec qui il avançait. Alors il préfère un pas de côté, un pas dans le fossé du temps. Il s’efface presque avec soulagement devant les autres, ceux qui se pressent et se noient dans un remue-ménage pour esquiver les vrais face-à-face avec soi-même.

 

Si les choses avaient été différentes… Il se ravise, n’aime pas les si qui devraient changer la donne, modifier les apparences. Louis ne cherche pas à se justifier, il cherche juste à accepter ce qui a été. Il veut se regarder sans rougir, sans baisser les yeux. Il veut être prêt.

 

Des heures grises au goût de fiel resurgissent parfois, le prennent au dépourvu, s’infiltrent, sournoises, au détour d’un mot, d’une image. Rien à faire pour oublier ce qui gêne et salit son esprit. Rien à faire non plus pour retenir ce qui, irrémédiablement, échappe. Oh, bien sûr, il s’arrange un peu avec la vérité. Il polit les galets des souvenirs, lisse les aspérités qui écorchent les doigts et les pensées. Il se trouve sans bien s’en rendre compte des excuses et des circonstances atténuantes.

 

Il sourit. Il ne voit pas que sa mémoire choisit et enrobe les évocations qui apparaissent, façonne au gré de ses humeurs les bribes et les résurgences inopinées. Il réinvente à sa manière. C’est le lot de chaque humain. Dans son cœur nettoyé des débris de l’apparence et des bienséances, il veut garder le lumineux.

Il sourit parce qu’il sait qu’il a aimé Anna. Tout au moins il l’espère. Malgré les déchirements. Il tente de repriser son cœur décousu. Les premiers signes de la maladie, l’éboulement incertain et déroutant, les derniers mois ensemble. Il refuse l’évidence. Refuse de comprendre. Souvent, il la houspille et la gronde comme une enfant. Elle se laisse partir, n’oppose plus aucune résistance à la lente avancée de l’inéluctable. Il voudrait qu’elle lutte, elle ne le peut pas. Elle glisse dans l’absence d’elle-même, s’éloigne, démissionne. C’est ce qu’il a cru, longtemps.

 

Pourtant, là, ce matin, sur le chemin, la vie déroule ses filets, dévide ses pelotes, s’étale comme linge au soleil. Le grand air modifie les parfums et le vent claque de neuf les étoffes du temps.

Louis n’est plus très sûr de rien.