Il fait face aux collines couronnées de rose. C’est le début d’une longue journée. Il avance dans la clarté nacrée qui annonce l’apparition du soleil. Il aime ce moment du lever du jour, les premiers rayons à venir après la nuit. Dans son dos, le village s’efface. Le chemin s’ouvre vers le levant avant de rejoindre la rivière. Les labours dessinent une géométrie blonde et brune et les champs semblent fumer dans l’air transparent. L’herbe des talus est encore constellée de rosée. La planète s’éveille dans une aube vêtue de brume. Chaque pas se pose, déterminé. Les pensées de Louis sont comme le paysage, doucement estompées, baignées d’une lueur diffuse. Il s’efforce de se concentrer sur ses pieds qui foulent le sol, sur son corps redressé malgré les ans et le sac sur les épaules.
Louis fait l’inventaire de sa chance. Des jambes solides, une hanche qui s’est tue après de drôles d’alertes, un estomac en bonne santé. Il félicite intérieurement sa charpente fatiguée de tenir si bien le coup. Il n’a jamais beaucoup fréquenté les médecins et il n’a pas l’intention de commencer aujourd’hui. Il avait bien fallu se résoudre, parfois, et céder devant l’inquiétude têtue d’Anna. Il préfère ses méthodes à lui, décoctions de plantes sauvages ramassées dans les prés et les bois, sureau, mauve ou angélique, repos et diète lorsque des signes de faiblesse se font sentir. Il fait confiance à la nature.
À y songer, pourtant, le périmètre de ses promenades sur les sentiers s’est considérablement réduit ces derniers mois. L’exact opposé du mouvement d’expansion des cercles que dessine le caillou jeté dans l’étang. Repli vers le centre, vers la cicatrice éphémère de la chute sur la peau de l’eau. L’orbe de sa vie se restreint doucement.
Depuis combien de temps a-t-il cessé d’aller jusqu’au lac ? Depuis combien de temps ne s’est-il pas aventuré sur les hauteurs pour assister au lever du soleil sur la vallée ? Il ne saurait dater exactement ces dernières fois-là. Il sait bien, en revanche, que le physique n’est pas seul responsable. Bien sûr, il traîne un peu pour trimbaler ce corps qui accuse le poids des années. Il est à l’âge où l’on peut remonter longtemps en amont du présent. Les levers demandent patience pour déployer les membres engourdis, déverrouiller les articulations sensibles ankylosées par l’immobilité du repos. Reprendre sa place d’homme debout lui est devenu difficile.
Il y a l’esprit aussi. L’envie, l’élan qui lui manquent parfois. Les questions qui bourdonnent dans son cerveau. Les à quoi bon ? À quoi ça sert ? À qui ? Et la mémoire, un peu moins fiable, qui décline elle aussi. Des tourments qu’il garde cachés, qu’il tente soigneusement de dissimuler aux yeux de Manuel et Suzy. Maladroitement sans doute. De petites phrases s’insinuent dans leurs conversations, ils glissent de plus en plus souvent l’idée que Louis, un jour, ne pourra plus rester seul. Rester dans la maison aux murs de pierre.
Cette pensée ne peut trouver en lui le moindre écho pour prendre forme. Elle tournoie au-dessus de son visage, elle le guette, rapace prêt à assaillir sa proie. Il a parfois l’amer sentiment d’une résistance inutile. La tragique intuition de l’issue du combat.
Il ne s’agit pas de fuir. Ni de renoncer. Louis s’engage tout entier dans ce temps erratique. Il a choisi le départ.
Le futur n’est plus de saison.