Le paysage s’offre déjà dans sa vastitude. La nature déploie sa perfection dans des courbes verdoyantes, à perte de vue. Là-bas, une étincelle. Elle jaillit. Le premier rayon atteint Louis en pleine poitrine. Lui fait plisser les yeux. Soudain béni par le jour, il reçoit comme un baptême l’étreinte de la lumière. Il aime cette seconde, ce miracle quotidien de bascule de la planète. Il s’arrête un instant, face au levant. La Terre, elle, ne s’arrête pas pour autant. Un petit croissant d’or étincelant s’élève à l’horizon. Rose d’aubépine, violet d’améthyste, bleu de lavande et brun d’argile, l’aube magicienne accomplit ses prodiges. En quelques minutes, le cercle du soleil apparaît, s’arrondit au-dessus des collines. Il s’étire et prend ses aises.
La matinée s’engouffre dans les pas de Louis.
Ce qu’il ne comprend pas encore, c’est le sens même de la marche. Il est projeté en avant, tendu vers le but, le point d’arrivée. Pourtant, l’important se joue maintenant, seconde après seconde. Les émotions qui le traversent et l’habitent, la patience dans laquelle il installe en lui une disponibilité, la sensation même d’être vivant et en mouvement. Exister et le sentir. Rien à prouver. Rien à attendre en retour. Il croit cheminer vers la fin. Ce qu’il imagine être la destination de son voyage en est peut-être le départ.
Il s’abandonne à une allure confiante qui rend grâce au corps et au lieu. Le cours du temps n’est plus scandé par les tâches répétitives du quotidien. C’est une durée affranchie des horloges, qui s’étire ou se précipite, joue avec le tempo intérieur du marcheur. C’est une vacuité particulière de l’esprit qui laisse place aux souvenirs, ouvre le passage au foisonnement des pensées. Le voyage traverse ses paysages secrets et ses territoires intimes, sur les traces de l’humain qu’il a été. Une manière de revenir sur ses pas, sur ceux d’Anna.
La porte de la salle de bain est entrouverte. Petite buée diaphane, fragrances féminines. Louis s’est arrêté, saisi par le geste d’Anna au miroir. Anna et son reflet. Le peigne glisse lentement sur la rivière de ses cheveux. Louis noie son regard dans le flot de boucles brunes, dans les mains qui guident le cours tranquille du mouvement. Deux images d’Anna qui se font face et s’interpellent, dans une réflexion parfaite. Où est la réalité ?
Anna, encore. Il avait aimé le lumineux et l’intensité de cette scène. Elle lui revient dans le scintillement du soleil qui irradie le feuillage de milliers de braises. Il la regarde à présent comme un signe.
C’est la saison des moissons et des récoltes, le plein été dans les champs aux ventres blonds, dans les lits asséchés des ruisseaux. Ce sont des heures qui se donnent, alanguies par la chaleur pesante dans la cour. Fauvette cherche la fraîcheur dans la terre poussiéreuse de la haie.
Le déjeuner à peine terminé, les enfants ont quitté la table installée à l’ombre de la tonnelle pour reprendre leurs jeux interrompus par l’obligation du repas. Louis s’affaire dans la cuisine, cliquetis de couverts et de vaisselle, odeur du café. Il s’essuie les mains avec un torchon. Prépare deux tasses sur un plateau. Passe le seuil. Le plein jour succède à la pénombre fraîche de la maison aux murs de pierre. Son regard ébloui ne peut soutenir l’abondance de lumière. Louis se fige. Ferme les yeux. Clignements répétés. Quelques secondes pour s’adapter à cette fulgurance.
L’image d’Anna danse par saccade. S’imprime sur sa rétine en une étrange calligraphie sanguine et fugace. Une image décomposée par le battement de ses paupières aveuglées. Elle s’est assoupie, la tête doucement posée dans la couronne de ses bras, le dos abandonné à la langueur de ce début d’après-midi. Anna irréelle dans un halo de lumière pourpre et dorée. En éclipse du moment et du monde, en retrait d’elle-même, comme un rêve.
Ou une prémonition.