Il a fermé la porte. La grosse clef tourne dans la serrure, écho familier des départs et des retours. Il la retire du battant, contourne le massif de forsythias et la glisse dans le petit trou du mur. C’était la cachette. Du temps des enfants. Elle a rarement servi. La maison était toujours ouverte, la présence fidèle de Fauvette accueillait les visiteurs. Elle comprenait d’instinct à qui elle avait affaire, savait si elle devait montrer les crocs, aboyer bruyamment ou s’approcher pour une caresse. Elle est morte le mois dernier.

Il se ravise. Écarte les ramures. Elles diffusent leur lumière cuivrée dans le jour naissant. Il reprend la clef. Un nouveau tour dans la serrure, en sens inverse, puis il la suspend sur le clou à côté du chambranle, comme un petit totem gardien des lieux.

Louis porte la main à sa poitrine, vérifie à travers l’étoffe la présence de la feuille de papier. Une feuille blanche pliée en quatre qu’il a pris soin de glisser dans la poche de sa chemise, côté cœur. Il ajuste le sac sur ses épaules, enfonce son chapeau sur sa tête et saisit son bâton. Il quitte la maison aux murs de pierre. À l’intérieur, toute une vie. La sienne. Il part. Espère arriver aux Sources. N’emporte rien, ou si peu. De quoi aurait-il besoin désormais ? Le long voyage que prépare Louis ne s’encombre pas de bagages superflus.

 

Derrière la colline, le rose du ciel s’effiloche sur la cime des arbres. Des nuages translucides, teintés d’ocre poudreuse, coiffent les feuillages. Le rose se déguise de mauve, de parme, de bleu. L’année est à son zénith. La longue journée sera claire. Louis inspire profondément. Un sourire plisse ses joues et relève sa moustache. Il la dessine d’un geste entre le pouce et l’index. La pulpe de son doigt glisse sur la lèvre supérieure, rencontre l’ourlet de la petite cicatrice. Il se penche un peu pour cueillir une feuille de sauge. Il la froisse, égrène le parfum entre ses paumes, le hume. Il se met en route. Il avance sans hésiter.

 

Il sait où il va.

 

L’allée rejoint le chemin et le premier virage, encore tout grignoté d’obscurité sous l’ombre des grands peupliers. Derrière lui, un peu en contrebas, le village ensommeillé. Il ne se retourne pas. Il dépasse la croix de pierre constellée de cailloux, comme autant de graines de prières ou d’ex-voto. Le sentier est bordé de murs chaotiques ornés de feuillage et de mousses, étranges veilleurs à face de gargouilles. Il arrive au moulin, puis à la butte aux Pies qui gonfle son dos bossu dans le demi-jour. Un peu plus haut encore, la masse sombre du bois.

 

Il a une solide habitude de la marche. De sa jeunesse dans les forêts lui reste le besoin d’air et d’amplitude, le besoin de découverte. Il a toujours parcouru ces espaces. Tandis que d’autres partaient s’enfermer dans les villes, il marchait. Prenait soin des futaies et des frondaisons, saluait les arbres et les plantes. Son travail l’appelait dehors jusqu’au soir. Il arpentait la terre. Il a visité les moindres plis de ce territoire, les fossés et les fleurs, les nids de geais, les terriers de lapins ou de renards.

Il a longtemps gardé ce besoin de sortir, par tous les temps. Pendant une heure, deux, trois. Sans autre montre que la course du soleil au-dessus de sa tête et l’âpreté de la lumière au fil des heures. Il connaît les lieux dans l’étirement des saisons, dans la perpétuelle métamorphose des jours.

Il sait aussi les coins secrets où nichent les champignons, les coins qui ne se disent pas et qui attisent une rivalité joyeuse entre amateurs. Il a une amitié particulière pour les girolles, couleur de rouille, cœur ouvert, corolle d’effluves boisés. Il les ramasse délicatement, sans abîmer la tendre chair un peu ridée.

 

Jusqu’à l’automne dernier, Fauvette l’accompagnait. On aurait cru qu’elle flairait les petites trompettes à des lieues à la ronde. Elle se précipitait, les oreilles battant le tempo de sa course, dansait en bondissant entre l’endroit magique et Louis qui, calmement, s’approchait. Lorsqu’elle le voyait se pencher et commencer l’odorante récolte, elle se posait sur son arrière-train, frémissante, contenant avec peine la joie d’être auprès de son maître et l’impatience de continuer leur vagabondage matinal. Ils revenaient pareillement crottés, pareillement grisés par une bienfaisante fatigue. L’homme fier brandissait sa cueillette et l’animal faisait fête à Anna qui grondait en riant, en tapotant ses flancs clairs tatoués de terre ou de boue.

 

Fauvette a vieilli plus vite que Louis. Lorsqu’Anna est partie, ces jeux fougueux ont peu à peu disparu. Elle a cessé de galoper en tous sens dans le jardin, de s’enrouler dans d’énergiques tournoiements sur elle-même. Elle a renoncé aux élans enjoués, aux courses endiablées et aux demi-tours périlleux. Elle a forcé son petit trot tant qu’elle a pu, puis a fini par suivre Louis avec peine, au rythme lent de ses pattes de vieille chienne. Le jour où il a dû la porter dans ses bras pour rentrer à la maison, il a su qu’ils vivaient là leur dernière escapade commune.

Elle a commencé à bouder sa nourriture. La grille des côtes a fait saillie sur ses flancs, le pelage de sa tête s’est collé aux os du crâne, visage émacié des mourants. Elle se lovait dans un trou douillet à l’abri des sauges ou des lavandes, traînait sa maigre carcasse sur la dalle du seuil réchauffée par la clémence du printemps. Elle s’allongeait et restait là des heures, à s’abandonner au sommeil ou aux caresses tendres de Louis.

 

Il l’a trouvée couchée dans l’herbe un matin de mai, à quelques pas de la maison aux murs de pierre, la truffe tournée vers la porte. Un peu d’écume moussait au creux de ses babines. Un rien de souffle froissait le flanc décharné. Comme un frisson. Louis s’est accroupi, a bercé doucement le pelage terni de la chienne. Il lui a parlé. Ses prunelles éteintes semblaient voir au-delà. Elle l’a fixé. Longtemps. Elle était dans cette immobilité, déjà. Puis son regard s’est perdu dans le vague, troublé, absent. Il lui a dit qu’elle avait été une bonne chienne. Il lui a dit qu’elle pouvait partir tranquille.

Il est resté là, près d’elle, un grand moment. Ils partageaient le silence. Le tressaillement des souffles derniers sur son pelage. Le soleil était haut dans le ciel. Louis est rentré se préparer un café. Lorsqu’il est revenu auprès de Fauvette, sa tasse à la main, elle était morte.

 

C’est ce jour-là. Il s’est dit que le temps de partir était venu. Aller jusqu’au bout. Il était prêt.